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Avec moins de mille cinq cents naturalisés pour un milliard trois cents millions d’habitants, la Chine est l’un des pays les plus restrictifs quand il s’agit d’octroyer sa citoyenneté à des étrangers. Mais qu’en est-il en France, au Qatar, au Brésil ou au Mali ? Au moment où le débat entre droit du sol et droit du sang enflamme les pays touchés par la crise, l’examen des codes de la nationalité réserve de nombreuses surprises.

Mi-octobre, un quotidien sportif relatait les quarts de finale du championnat d’Europe de tennis de table : « Chez les femmes, la double championne d’Europe néerlandaise Li Jiao (2007 et 2011) est tombée face à la Portugaise Fu Yu. Cette dernière retrouvera dans le dernier carré la Suédoise Li Fen, qui a battu la meilleure Européenne, Shen Yanfei (numéro 11 mondiale). L’autre demi-finale sera 100 % allemande, entre Shan Xiaona et Han Ying (1). »

Quand il s’agit d’acquérir une nouvelle nationalité, tous les étrangers ne sont pas égaux : un sportif de haut niveau, un riche entrepreneur ou un immigré surqualifié ont infiniment plus de chances qu’un réfugié désargenté de se voir attribuer un nouveau passeport. Pratiquées par tous les pays, les naturalisations discrétionnaires et opportunistes contrastent avec l’esprit qui guida, dans l’Europe du XIXe siècle, l’invention de ce document administratif. Conçu comme une marque de souveraineté, il symbolisait alors, selon la formule de l’historien John Torpey, le transfert du « monopole des moyens légitimes de circulation (2) » des entités privées vers la puissance publique.

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CC BY-SA, Louise Merzeau, série « Identités ? », 2012.
Sous l’Ancien Régime, en effet, l’état civil était géré par les paroisses ; pour se déplacer, un serf devait obtenir l’autorisation de son seigneur, et l’esclave celle de son maître ; une compagnie maritime pouvait refuser, sans autre forme de procès, d’embarquer un passager, etc. Concomitante du développement des migrations internationales, la naissance des Etats-nations s’est accompagnée de la volonté de déterminer « qui appartient et qui n’appartient pas, qui peut aller et venir et qui ne le peut pas », et donc d’établir une séparation juridique entre les étrangers et les membres de la communauté nationale. Les seconds jouissent de droits tels que voter, circuler dans le pays, bénéficier d’une protection diplomatique ou de droits sociaux, travailler dans la fonction publique, etc., et doivent s’acquitter de devoirs, principalement militaires et fiscaux.

Pour tracer cette ligne, tous les pays se sont progressivement dotés de « codes de la nationalité » dont les principales variables prévalent encore aujourd’hui : le lieu de naissance et l’ascendance familiale pour la nationalité d’origine — obtenue à la naissance —, le statut matrimonial et le lieu de résidence pour la nationalité d’acquisition — octroyée au cours de la vie d’un individu, par « naturalisation ». L’agencement de ces paramètres reflète la physionomie qu’un Etat entend donner à sa population, la manière dont il conçoit les contours de sa communauté politique.

Ainsi, comme le précise en 1930 la convention de La Haye, l’un des rares textes internationaux encadrant les lois sur la nationalité, « il appartient à chaque Etat de déterminer par sa législation quels sont ses nationaux ». Il en va de sa souveraineté.

A la fin du XIXe siècle, deux conceptions s’affrontent en Europe. L’une, française et inclusive, se fonde sur le droit. « Le principe de souveraineté réside dans la nation », dit la Déclaration des droits de l’homme de 1789, inspirée par l’opuscule de l’abbé Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ? Ce que reprend à sa façon Ernest Renan quand il élabore une conception politique de la nation, « plébiscite de tous les jours (3) » de la part des citoyens, opposée à la « politique des races ». L’autre, allemande et exclusive, a été articulée par Johann Gottlieb Fichte dans ses Discours à la nation allemande. La nation désigne alors une communauté ethnique, une totalité organique portant l’« authentique esprit allemand ». Les codes de la nationalité ont longtemps été interprétés à la lueur de cette opposition : les nations civiques appliqueraient le jus soli (droit du sol) et les nations ethniques, le jus sanguinis (droit du sang). Cette croyance, partagée par le président Nicolas Sarkozy, qui affirmait en 2012 que « le droit du sol, c’est la France (4) », est en grande partie erronée. Un code de la nationalité n’est pas consubstantiel à un pays : il est le produit fluctuant de son histoire migratoire, de sa situation politique et démographique, de sa tradition juridique, de ses relations diplomatiques.

Ainsi, le droit français en la matière a changé deux fois au cours du XIXe siècle. Sous l’Ancien Régime, l’assujettissement aux lois du pays reposait sur le « principe d’allégeance », soit un savant mélange de servage féodal, qui attache l’individu à la terre de son seigneur, et de droit du sol : était français tout individu né en France qui y résidait et reconnaissait l’autorité de son souverain. Ce principe domina l’Europe pendant plusieurs siècles. Perçu comme un héritage monarchique, il fut mis à mal par les révolutions française et américaine. Pour marquer la rupture avec l’ordre ancien, le code civil napoléonien, en 1804, fonda la nationalité d’origine sur le droit du sang. Le modèle français du jus sanguinis — imité par l’Autriche en 1811, la Belgique en 1831, l’Espagne en 1836, la Prusse en 1842, l’Italie en 1865 — s’opposait au modèle britannique du jus soli, toujours en vigueur dans plusieurs anciennes colonies de l’empire comme le Pakistan et la Nouvelle-Zélande.

Si la France choisit en 1889 de s’aligner sur la Grande-Bretagne et d’en revenir au droit du sol, ce n’est pas parce que sa conception de la nation aurait soudainement changé, mais pour répondre à la conjonction de deux impératifs : pallier le déficit démographique prétendument à l’origine de la défaite de 1871 et intégrer les étrangers dans la communauté nationale (et donc dans la force militaire). Venus de Belgique, d’Italie, de Suisse et d’Allemagne dès le milieu du siècle, les immigrés avaient fait des enfants qui, bien que nés en France, n’en étaient pas citoyens. Sans une modification du code de la nationalité, leur nombre ne pouvait qu’augmenter mécaniquement : ils étaient trois cent quatre-vingt mille en 1851, et déjà un million en 1881, pour une population de quarante millions d’habitants. La loi fut donc changée.

L’Allemagne, qu’on disait si attachée à son droit du sang, a connu le même destin à la fin du XXe siècle. Devenue tardivement un pays d’immigration, elle avait conservé la filiation comme critère exclusif de transmission de la nationalité. Le nombre d’étrangers ne cessait donc de croître : en 1998, deux ans avant la réforme, ils étaient sept millions trois cent mille, soit deux fois plus qu’en France, où les flux migratoires étaient pourtant sensiblement comparables. C’est ainsi que la plupart des pays d’immigration ont tôt ou tard introduit le jus soli, en complément du jus sanguinis, dans leur législation : l’Italie, l’Espagne, le Portugal, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Argentine, etc.

Dans les Etats du continent américain, dont l’histoire et la fondation sont intimement liées au phénomène migratoire, le droit du sol se fait particulièrement inclusif : tout enfant né outre-Atlantique peut recevoir la nationalité du pays dans lequel il a vu le jour. L’Europe est plus restrictive. En France, comme au Danemark ou en Italie — trois pays qui pratiquent le « droit du sol différé » —, il doit attendre sa majorité et faire la preuve d’une résidence « habituelle » sur le territoire pour recevoir son second passeport. Sauf si l’un de ses parents est né en France, auquel cas il reçoit la nationalité dès sa naissance : c’est le « double droit du sol », également pratiqué au Luxembourg, en Autriche ou en Espagne. « L’expérience européenne a montré qu’une migration massive débouchant sur la stabilisation de fortes populations de résidence fait pression en faveur d’un assouplissement du droit à la nationalité, pression à laquelle les démocraties ne peuvent pas longtemps résister », concluent les historiens Patrick Weil et Randall Hansen (5).

Les Etats autoritaires y font face plus facilement. Ainsi, en Asie et en Afrique, nombre de pays d’immigration s’en tiennent au droit du sang. Ce choix a pu être, à l’origine, un héritage de la colonisation. Le droit du sol prévalant dans les empires français et britannique avait abouti à une hiérarchisation des populations. Tout en possédant la nationalité de la puissance tutélaire, les « indigènes » n’en étaient pas citoyens ; ils ne jouissaient pas des mêmes droits que les individus installés en métropole. En accédant à l’indépendance, certains nouveaux Etats africains ont supprimé le droit du sol et utilisé celui du sang pour créer un sentiment de cohésion nationale dans des pays où les frontières avaient été tracées au mépris des réalités locales.

Métiers interdits aux étrangers : coiffeur, débitant de boissons, directeur de pompes funèbres...

Loin de ce but originel, le jus sanguinis sert bien souvent à empêcher l’intégration des étrangers, à les maintenir dans un statut de seconde zone jugé plus profitable au pays d’accueil. A des degrés divers, tous les pays du monde pénalisent les étrangers, notamment en les maintenant à l’écart de certains droits sociaux (6). En France, plusieurs professions du secteur privé sont interdites aux immigrés non européens : directeur d’un établissement de pompes funèbres, débitant de boissons, dirigeant d’entreprises de surveillance… En Thaïlande, la liste est encore plus longue : ils ne peuvent être ni coiffeurs, ni comptables, ni guides touristiques. Et, comme au Vietnam et au Cambodge, ils n’ont pas accès à la propriété foncière. Avec le droit du sang, ce statut se perpétue d’une génération à l’autre.

Pratiqué par tous les pays du globe, le jus sanguinis connaît diverses modalités. Dans les Etats à faible émigration, il est parfois limité dans le temps. Ainsi, un enfant né à l’étranger d’un parent canadien n’obtient la citoyenneté canadienne qu’« à condition de faire partie de la première génération née à l’étranger (7) ». Les ressortissants des pays à forte émigration (Chine, Philippines, Vietnam, Haïti, Thaïlande, Algérie, Maroc, Mali, Sénégal...) peuvent au contraire transmettre leur nationalité à toute leur descendance, ce qui favorise l’apparition de diasporas. En proportion, celle d’Haïti est l’une des plus importantes du monde : trois des dix millions de citoyens du pays sont installés outre-mer ; il existe même un ministère des Haïtiens vivant à l’étranger. Cette situation est rendue possible par l’application d’un droit du sang inconditionnel qui permet aux pays d’émigration de perpétuer un lien communautaire avec leurs ressortissants et de favoriser ainsi la création de réseaux d’immigration, l’envoi de fonds, la mise en place de partenariats transnationaux, etc.

Parfois utilisé pour exclure les étrangers, le jus sanguinis peut également être sexuellement discriminant. Dans une majorité d’Etats arabes (lire « Femmes arabes, l’égalité bafouée »), au Burundi, au Swaziland, au Népal ou au Surinam — des pays où la tradition patrilinéaire reste particulièrement prégnante —, les femmes ne transmettent pas leur nationalité à leurs enfants ou à leur mari. Au Pakistan, en République centrafricaine, au Guatemala, en Malaisie et en Thaïlande, seule cette seconde restriction s’applique. Les pays occidentaux ont eux aussi longtemps refusé que les femmes transmettent leur nationalité. Ce n’est qu’en 1973, quatre ans après le Mexique, que la France a supprimé cette interdiction, devançant de quelques années l’Allemagne (1979), l’Italie et l’Espagne (1983) ou la Belgique (1984).

Tandis que le mouvement vers l’égalité tarde à se faire sentir dans le monde arabe, il est perceptible en Afrique subsaharienne depuis une vingtaine d’années. En 1992, une avocate botswanaise, Mme Unity Dow, contesta la constitutionnalité de la loi qui l’empêchait de transmettre sa nationalité aux enfants qu’elle avait eus avec son mari américain, lequel vivait pourtant dans le pays depuis plus d’une décennie. Au terme de trois ans de combat, la justice trancha en sa faveur : « Le temps où les femmes étaient traitées comme un bien matériel et n’existaient que pour obéir aux caprices et aux désirs des hommes est depuis longtemps révolu », estima la cour d’appel. Dans les années qui suivirent, plusieurs autres pays africains tels que le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, l’Ethiopie, le Mali ou le Niger empruntèrent le même chemin. Dernier en date, le Sénégal a établi en juin 2013 l’égalité entre hommes et femmes dans son code de la nationalité.

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CC BY-SA, Louise Merzeau, série « Identités ? », 2012.
Mais la disparition progressive de la discrimination sexuelle n’empêche pas la persistance de formes de discrimination raciale ou ethnique. Au Liberia, pays fondé par des esclaves affranchis, seuls les enfants « d’ascendance noire » peuvent recevoir la nationalité. « Afin de préserver, promouvoir et maintenir la culture, les valeurs et le caractère libériens positifs », le pays proscrit également la naturalisation des non-Noirs. Autre exemple : au Malawi, la nationalité d’origine est réservée aux enfants qui ont au moins un parent « citoyen du Malawi » et « de race africaine ». Dans la Constitution nigériane, la préférence raciale s’exprime de manière plus subtile : la citoyenneté d’origine est accordée aux personnes nées dans le pays avant l’indépendance et « dont l’un des parents ou grands-parents appartient ou a appartenu à une communauté autochtone du Nigeria ».

Avec la division du monde en deux blocs, les uns pratiquant exclusivement le droit du sang et les autres y mêlant des éléments de droit du sol, certains enfants peuvent prétendre à deux nationalités. Par exemple, si l’on naît à Buenos Aires de parents libanais, on peut prétendre à la fois aux nationalités argentine — en vertu du jus soli — et libanaise — en vertu du jus sanguinis. A l’inverse, un enfant né à Beyrouth de parents argentins ne peut obtenir la nationalité libanaise. Mais certains pays comme l’Azerbaïdjan, la République centrafricaine ou le Japon refusent la double nationalité, et n’hésitent pas à déchoir de leur nationalité ceux qui demandent leur naturalisation ailleurs.

Avoir deux passeports, une « absurdité évidente » selon Theodore Roosevelt

Pendant plus d’un siècle, l’écrasante majorité des capitales de la planète tentèrent d’empêcher leurs citoyens de posséder deux passeports. La double allégeance évoquait alors la trahison, l’espionnage, la subversion. C’était une « absurdité évidente », selon le président américain Theodore Roosevelt (1858-1919). Cette suspicion était favorisée par l’instabilité internationale : où le binational devait-il effectuer son service militaire ? En cas de guerre, quel pays choisirait-il ? En 1963, la convention européenne de Strasbourg affichait encore comme objectif la « réduction des cas de pluralité de nationalités ».

Hier banni, ce cas de figure est dorénavant admis par près de la moitié des pays de la planète. On valorise aujourd’hui la « capacité d’influence à l’international » dont il serait porteur. La sénatrice Joëlle Garriaud-Maylam déclarait ainsi : « Les deux millions et demi de Français de l’étranger, dont la moitié sont des binationaux, forment un réseau dense et varié d’entrepreneurs, de chefs de projet, commerçants, consultants, enseignants qui sont indispensables à notre commerce extérieur et à notre “soft power” (8). » Les pays d’immigration occidentaux furent les premiers à sentir le vent tourner. Voyant qu’il était impossible d’empêcher cette situation — aucun Etat n’est obligé d’annoncer à un autre la perte ou l’acquisition de la nationalité d’un individu —, ils se mirent progressivement à la reconnaître : le Royaume-Uni en 1949, la France en 1973, le Canada en 1976, etc.

Le mouvement a gagné l’Afrique dans les années 1990. Après leur accession à l’indépendance, les nouveaux Etats du continent avaient choisi de marquer une rupture claire avec l’ancien colonisateur en interdisant la double nationalité : chacun était tenu de choisir son allégeance. Le développement des migrations intra-africaines et internationales a changé la donne. En forçant leurs expatriés à choisir, les pays d’émigration couraient le risque de les voir opter pour le passeport de leur lieu d’installation, et de briser ainsi le lien avec leur diaspora. Progressivement, la double nationalité a donc été reconnue. Les pays qui l’acceptent (Algérie, Angola, Bénin, Burkina Faso, Djibouti, Mali, Nigeria…), parfois sous réserve d’une autorisation gouvernementale (comme en Egypte ou en Erythrée), l’emportent sur ceux qui l’interdisent (9).

Chaque année, de nouveaux Etats renoncent à combattre la double allégeance : la Belgique en 2010, Haïti en 2011, le Niger en 2012, l’Allemagne en 2013. Cette évolution mondiale semble inéluctable ; elle découle d’un ensemble de facteurs géopolitiques, économiques, technologiques allant au-delà du phénomène migratoire. La fin de la guerre froide et l’essor de la coopération politique internationale sont allés de pair avec un apaisement des rapports interétatiques : à mesure que le risque de guerre diminuait, la crainte relative à la loyauté des citoyens — principal argument utilisé contre la double nationalité — s’est évanouie.

De plus, le développement des transports (plus rapides et moins chers) et des télécommunications a modifié le phénomène migratoire. Contrairement aux migrants du XIXe siècle, qui n’entretenaient que peu de contacts avec leurs compatriotes restés au pays, ceux du XXIe siècle communiquent quotidiennement avec leur famille au téléphone ou par Internet ; ils lui rendent visite pendant les vacances ou se réinstallent au pays pour leur retraite. Les liens entre les migrants et leur nation d’origine s’en trouvent renforcés, et avec eux l’intérêt de conserver sa première nationalité.

« Conséquence irréversible de la mondialisation (10) » selon le juriste Peter Spiro, signe et instrument de la « dévaluation partielle de la souveraineté fondée sur l’Etat-nation (11) » pour la sociologue Saskia Sassen, la double nationalité semble destinée à conquérir le monde. Elle continue pourtant d’être interdite en Chine, au Japon, en Ukraine, en Iran, en Thaïlande, en Birmanie, au Koweït ou aux Emirats arabes unis. D’autres pays ne la tolèrent que dans certains cas. Au Danemark et aux Pays-Bas, elle est réservée aux réfugiés ou aux immigrés dont le pays d’origine prohibe l’abandon de nationalité (12).

L’interdiction ou la restriction de la double nationalité peut constituer un frein aux naturalisations. Longtemps obligés par l’Allemagne à renoncer à leur passeport d’origine, et donc à sacrifier leurs droits d’héritage, les Turcs installés outre-Rhin préféraient souvent ne pas briguer la citoyenneté, d’autant qu’ils jouissaient à peu près des mêmes droits que les nationaux. Le pays affichait ainsi l’un des taux de naturalisation (13) les plus bas du monde occidental, derrière les Etats-Unis, l’Australie, la France, le Royaume-Uni, la Suède, l’Espagne et la Slovaquie (14).

En règle générale, deux critères principaux permettent de déterminer qui peut obtenir la nationalité d’acquisition : le lieu de résidence (passé, présent et futur) et le statut matrimonial, qui, dans certains pays, réduit le temps de résidence requis. Contrairement à la nationalité d’origine, qui a un caractère automatique — il suffit au nouveau-né de répondre à tous les critères —, celle qu’on obtient au cours de sa vie est soumise à une part d’arbitraire. En France, par exemple, un immigré vietnamien qui vit dans le pays depuis plus de cinq ans, parle sa langue, dispose de revenus suffisants et d’un casier judiciaire vierge — autant d’exigences formulées envers les candidats à la naturalisation — peut parfaitement voir sa requête refusée par la préfecture.

En régulant le nombre de naturalisations octroyées chaque année, le pouvoir politique choisit la population du pays. Ainsi, en France, sans que la qualité des dossiers y soit pour rien, le nombre de décrets de naturalisation a été divisé par deux entre 2010 et 2012, passant de quatre-vingt-quinze mille à moins de cinquante mille. Un chiffre bien moins élevé qu’aux Etats-Unis (six cent mille naturalisés par an pour trois cent quinze millions d’habitants), mais tout de même considérable en comparaison avec d’autres pays : le Sénégal, qui compte douze millions et demi d’habitants, n’a octroyé son passeport qu’à douze mille étrangers au cours des cinquante dernières années ; en 2010, la Chine, selon les données du recensement de cette année-là, comptait un milliard trois cents millions d’habitants, mais seulement mille quatre cent quarante-huit naturalisés…

Dans les pays occidentaux, la naturalisation marque l’aboutissement du processus d’intégration. Elle est favorisée par une législation relativement souple. Ainsi, la durée de résidence demandée aux candidats à la nationalité est peu élevée sur le continent américain — deux ans en Bolivie et en Argentine, trois ans en Uruguay, quatre ans au Brésil ou au Canada, cinq ans au Pérou, au Chili, au Mexique et aux Etats-Unis — comme sur le Vieux Continent : cinq ans en Belgique, en Bulgarie, en France, au Royaume-Uni ou en Pologne.

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CC BY-SA, Louise Merzeau, série « Identités ? », 2012.
Au palmarès européen des plus exigeants, on trouve le Liechtenstein (trente ans), la République d’Andorre (vingt-cinq), la Suisse (douze) et le Luxembourg (dix). Ailleurs, ce sont les Emirats arabes unis (trente ans), le Qatar (vingt-cinq) et le sultanat de Brunei (vingt). Dans ces pays, une population peu nombreuse profite d’un trésor national — des pétrodollars ou du gaz à profusion, un système fiscal avantageux — qu’elle entend se partager jalousement. En 2013, par exemple, 80 % des un million neuf cent mille habitants du Qatar étaient de nationalité étrangère ; il s’agissait pour l’essentiel d’Indiens, d’Iraniens, de Bangladais et d’Irakiens. Soigneusement tenus à l’écart de la communauté nationale, et donc de la rente gazière, ces immigrés ne bénéficient pas du salaire minimum ; ils ne peuvent pas se syndiquer, et leur permis de travail est révocable à tout moment : la petite monarchie du Golfe ne voit aucun intérêt à les naturaliser. Elle distribue sa nationalité au compte-gouttes, essentiellement aux étrangers qui ont rendu, ou qui pourraient rendre, un « service » à la nation. Ainsi, le coureur somalien Mohamed Suleiman est devenu en 1992 le premier Qatari à remporter une médaille olympique, et l’haltérophile bulgare Angel Popov, rebaptisé Said Saif Asaad, le deuxième.

En raison de liens linguistiques, historiques, culturels ou ethniques particuliers, et pour favoriser l’homogénéité de leur population, certains pays accordent à d’autres des régimes préférentiels. Aux Emirats arabes unis, par exemple, les immigrés venus du Qatar ou de Dubaï peuvent briguer la nationalité au bout de trois ans, contre sept pour ceux originaires d’un pays arabe et trente pour les autres habitants de la planète. De même, Bahreïn distingue les « non-Arabes » (vingt-cinq ans) et les « Arabes » (quinze ans) (15). En Israël, la priorité est accordée aux Juifs : en vertu du « droit au retour », toute personne juive s’installant dans le pays et déclarant son intention d’y rester peut en recevoir la nationalité.

Droit du sang, droit du sol et maintenant... droit du portefeuille

Plusieurs Etats européens pratiquent également des formes de préférence nationale dites de « naturalisation simplifiée ». En vertu d’un accord signé en 1969, l’Islande, la Suède, le Danemark, la Norvège et la Finlande ont établi entre eux un système dérogatoire. Ainsi, un immigrant finlandais ne doit avoir vécu que deux ans au Danemark pour pouvoir en obtenir la nationalité, contre sept ans pour les autres étrangers. L’Espagne prévoit quant à elle des conditions particulières pour les ressortissants latino-américains, portugais, philippins, ceux originaires d’Andorre et d’origine séfarade (deux ans de résidence au lieu de dix) (16). La France privilégie les citoyens de ses anciennes colonies nés avant l’indépendance de leur pays, ainsi que leurs enfants.

La préférence ethnique se manifeste parfois de manière indirecte. Tout au long du XXe siècle, la plupart des pays asiatiques ont connu une émigration importante : des Japonais se sont installés au Brésil, des Coréens en Chine, des Vietnamiens en France, etc. A force de mariages mixtes, de droit du sol et de naturalisations, leurs descendants ont fini par acquérir d’autres nationalités. Depuis les années 1980, la plupart de ces pays tentent de favoriser le retour de leurs « communautés ethniques » installées à l’étranger, en leur octroyant de manière préférentielle des permis de résidence. Lesquels, à terme, ouvrent la voie à la naturalisation (17).

Mais tous les passeports ne se valent pas. S’il veut rencontrer de toute urgence un partenaire installé à Paris pour conclure un marché, un industriel new-yorkais n’a pas besoin de plus de douze heures. Il détient ainsi un sérieux avantage sur son concurrent du Botswana, qui doit déposer une demande de visa, payer des frais de dossier et patienter plusieurs jours avant de recevoir, peut-être, le précieux sésame. Plutôt que de s’embarrasser de toute cette paperasserie, il peut donc s’adresser à un cabinet spécialisé dans la « planification de citoyenneté » (citizenship planning), qui lui fournira un service clés en main lui permettant d’acquérir un second passeport. « Nous gérons en votre nom les démarches administratives rapidement et efficacement », se vante Henley & Partners, l’un des pionniers du secteur. Aux droits du sol et du sang s’ajoute donc parfois un droit du portefeuille qui permet aux riches du Sud de remédier à l’infortune de leur naissance.

Aux clients souhaitant profiter de la liberté de circulation offerte par l’Union européenne, l’entreprise propose une solution très simple : en vertu de son programme de « citoyenneté par investissement », l’Autriche octroie sa nationalité en moins de dix-huit mois à toute personne qui engage plus de 4 millions d’euros dans le pays (18). Contrairement au commun des immigrants, ces riches requérants n’ont nul besoin d’avoir résidé dans le pays plus de dix ans, de parler allemand ou de renoncer à leur précédente nationalité. S’inspirant du modèle autrichien et prétextant du contexte de crise, de plus en plus de pays de l’Union européenne ont également modifié leur législation pour octroyer des titres de séjour aux étrangers qui investissent dans l’économie locale. Chaque Etat applique son tarif : 250 000 euros en Hongrie, 500 000 en Irlande, 1 million au Portugal, 1,25 million aux Pays-Bas (19), etc. Au bout de quelques années, ces riches migrants peuvent briguer la nationalité de leur pays d’élection. Compte tenu de leur pedigree, nul doute que leur requête sera examinée d’un œil bienveillant.

Benoît Bréville

source: monde-diplomatique.fr

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